Portrait d'une commissaire d’exposition, Isabelle Arvers
Indice d'une certaine maturité artistique, le jeu vidéo s'invite désormais régulièrement dans les espaces culturels. Ça n'a pas toujours été le cas. Ces œuvres réunies, qui les choisit, et sur quels critères ? Voici l'histoire et les explications de l'une des rares personnes à exercer le métier de curateur dans le domaine vidéo-ludique. Bienvenue dans la Série des Portraits de Creajol !
Creajol : Qui es tu, et en quoi consiste ton métier ?
Je suis Isabelle Arvers et suis devenue commissaire d’exposition indépendante il y a une dizaine d’années. Je me suis très tôt spécialisée dans la relation art et jeu vidéo car la première exposition que j’ai conçue dans un espace physique était une salle de jeux à l’intérieur d’un festival de création numérique en 2002. Avant, je sélectionnais des jeux, des œuvres numériques et de l’image en mouvement pour une galerie en ligne et si on remonte encore plus loin, les premières œuvres que j’ai choisies de montrer au public en 97 étaient des Cdroms interactifs… bref, une vieille histoire qui consiste pour moi à faire connaître au grand public les pratiques alternatives et artistiques liées au jeu vidéo.
Le métier de commissaire d’exposition ou de curateur, si on prend la traduction littérale du mot anglais « curator », est un métier assez jeune, puisqu’il a à peine plus de trente ans. C’est le suisse Harald Szeemann qui a « inventé » ce métier en sélectionnant certaines œuvres dans un musée pour raconter une histoire à partir de ces œuvres. Métier jeune donc qui n’est pas protégé par une convention collective et qui ne suit aucune règle en matière de rémunération… Dans l’univers de l’art contemporain, certains reçoivent plus de 300000 € pour concevoir une biennale, quand d’autres ne se font pas du tout rémunérer pour faire le même type de travail.
Je compare souvent ce métier à celui de réalisateur car il consiste à imaginer un projet à en définir les contours, la thématique, le contexte, à choisir le contenu que l’on souhaite exposer et à sélectionner les artistes. Ensuite on devient le « grand coordinateur » du projet afin que toutes les personnes qui participent au projet aient une ligne directrice à suivre et que chaque métier impliqué puisse aboutir à un ensemble cohérent : de la production, au contact avec les artistes, les prestataires, la gestion des partenariats, des budgets ; à la communication ; à la relation aux publics ; la médiation, etc… Tout doit être cohérent au final et être pensé sans rien laisser au hasard.
Ensuite pour parler plus concrètement de mon travail en lien avec les jeux, j’ai eu envie assez tôt de considérer les jeux comme des œuvres d’art. Cela fait débat, je le sais mais c’est une idée que je défends car je conçois le jeu vidéo comme une représentation de la réalité et comme une manière de repenser l’idée de paysage, de portrait et comme la possibilité de faire passer des messages. Ensuite, je conçois le jeu vidéo comme un médium qui permet de créer d’autres formes comme de la musique avec la chiptunes ou comme des films avec les machinimas ou encore des œuvres d’art, des installations, de la vidéo, des pièces de théâtre, de la danse, etc… C’est cela que je tâche d’exposer et de faire connaître : comment les artistes s’emparent de ce medium, comment les développeurs indépendants, les étudiants travaillent à sa diversification de formes, de genres, de thématiques, de sujets, etc… Je m’intéresse aussi à la figure du joueur, comment la faire connaître au delà de l’image souvent caricaturale qu’en donnent les médias généralistes.
L'exposition 'EVOLUTION of gaming' sur le thème du rétrogaming
Creajol : Est ce que tu as rêvé de faire ce job ?
J’ai eu envie de faire ce métier, alors que j’étais stagiaire au Centre Pompidou en 95 et que j’ai assisté au pot du commissaire d’exposition, remerciant les 100 personnes qui avaient travaillé sur son exposition, des électriciens, aux peintres, menuisiers, attachés de presse, etc… et j’ai trouvé ce métier fascinant. Ensuite je me suis formée en autodidacte, car je voulais faire ce métier dans le domaine des nouveaux média et il n’y avait pas à l’époque de formation pour cela. Je pouvais soit faire une école pour devenir conservatrice dans un Musée, ce qui ne m’a jamais attirée, soit faire une formation de gestion de projet multimédia, ce qui ne me tentait pas non plus !
Je me suis formée en voyageant, en rencontrant des artistes et grâce à Internet et m’étais donné dix ans avant de pouvoir y parvenir ! J’adore ce métier car il consiste principalement pour moi à rencontrer des personnes dans le monde entier et à rencontrer leur travail. Ensuite, née dans une famille d’artistes et me demandant bien quel pourrait être mon don, je m’étais dit que ce serait de mettre celui des autres en valeur, et c’est ce que je m’efforce de faire avec mes expositions ou autres événements (conférences, concerts de chiptunes, lectures, cours à la fac, festivals, projections de machinima, etc…)
Creajol : Peux-tu présenter l'une des facettes de ton métier par un exemple concret ?
Chaque année depuis 4 ans, je conçois une exposition de machinimas pour un festival dans le sud. Sachant que les machinimas sont des films conçus à partir de moteurs de jeu, auparavant, je sélectionnais des films qui étaient montrés sous forme de projections dans des salles de cinéma le cadre de festivals. Concevoir une exposition est complètement différent car ces vidéos vont être installées dans une galerie d’art et donc vues de manière différente. Je ne choisis donc pas le même type de films. Je les choisis tout d’abord en fonction d’une thématique. Cette thématique me vient en cherchant des films sur Internet et dans mon réseau d’amis, de blogs, d’artistes et de professionnels. Au bout d’un moment une thématique se dessine. Très souvent, ce que je souhaite faire passer comme message c’est que les machinimas sont un excellent moyen de réfléchir à ce qu’est le jeu vidéo. Une année j’ai voulu parler des jeux vidéo comme reflet du réel, une autre, de la question de l’identité et de l’altérité. L’année dernière je me suis intéressée aux glitchs, à l’accident et aux bugs et cette année au féminisme et à la question du genre.
Au delà de la thématique, je tâche ensuite de trouver des films qui se répondent les uns aux autres, qui créent des connections et qui permettent d’aborder différentes facettes d’un même sujet. Enfin, je tiens compte du fait que ces vidéos vont être vues en boucle par le public, ce qui permet de mettre des films plus abstraits, moins narratifs que dans une salle de cinéma où le public n’a pas vraiment le choix du temps qu’il va passer devant un film, il est à priori censé regarder le film dans son intégralité alors que dans une exposition, on va se rapprocher de ce qu’on appelle les time based media (art vidéo, installation cinématographiques). Enfin, je vais me poser la question de l’espace dans lequel sont exposées les œuvres et des dispositifs de monstration : écrans plats, projections, formats, etc…
L'exposition 'Games Reflexions' - influence du jeu vidéo et jeu vidéo comme miroir de la vie
Creajol : Tu travailles beaucoup ?
Je ne fais quasiment que ça. Etre indépendant implique une énorme dose de travail, on est son propre « esclave » (cf Microserfs de Douglas Coupland) Pas vraiment de week-ends ni de soirées, certes on a ses propres horaires et son rythme de travail, mais c’est extrêmement prenant, puisqu’en plus de son travail, il faut communiquer, gérer des équipes, faire de l’administratif, de la compta, du relationnel, etc… Et pour moi qui habite dans le sud mais y travaille très peu, voyager beaucoup et passer beaucoup de temps dans les transports. C’est la rançon d’un travail passionnant, pour ma dernière exposition au Canada où je suis encore actuellement, j’ai passé 25 jours à travailler non stop, seulement entrecoupés de balades à vélo, yoga et sport. Rien vu de Vancouver, pas sortie vraiment, mais qu’est ce que j’ai reset des jeux !!
Creajol : Tu joues ? Qu'est ce que ça t'apporte ?
Au départ, je ne suis pas une gameuse, comme je dis souvent je suis plus joueuse que gameuse. J’aime jouer avec les règles et ai beaucoup de mal avec l’autorité non légitime. Il y a eu toute une époque où jouer ne correspondait pas à mon mode de vie et puis au travers de mes expositions, j’ai commencé à trouver mon genre de jeu. A l’époque, on ne parlait pas de jeu inde, ni de jeu expérimental, ni de game art ou d’artgame, mais moi je parlais de jeux alternatifs et artistiques. Alors, jouer est devenu un travail pour moi ! J’ai joué pour sélectionner des œuvres à exposer ensuite, je joue pour faire des ateliers machinima, car pas de séquences de jeu enregistrées sans jouer ! Je viens de passer dix jours à jouer aux jeux retro de ma dernière exposition, après les avoir testés en amont… Je joue pour savoir quels sont les jeux les plus appropriés pour faire telle ou telle scène de films. J’aimerais avoir plus de temps pour jouer ! Tout achat de jeu, de consoles ou de matériel lié aux jeux fait d’ailleurs partie intégrante de mes frais professionnels et ce depuis 2005, lorsque je suis devenue entrepreneur indépendant.
Exposition 'Games Reflexions'
Creajol : Qu'est ce qui t'inspire ?
La littérature m’inspire beaucoup, par exemple un écrivain comme Douglas Coupland qui a écrit Generation X, Microserfs, Jpod, Player One ou encore Arthur Schnitzler avec la Ronde, un livre dans lequel il y a une description de joueur dans une salle de jeux… Le cinéma m’inspire aussi beaucoup, j’aimais énormément les films de David Lynch, Cronenberg, Harmony Korine… Les voyages aussi ainsi que les rencontres, ce sont souvent des discussions qui m’inspirent beaucoup. Par exemple, un jour je montre beaucoup de machinimas à un public brésilien à Belo Horizonte et à un moment un homme me demande pourquoi il n’y a pas une narration propre aux machinimas. C’est ce qui m’a amenée à créer des ateliers hybrides machinima/game art pour voir ce qu’il pourrait en ressortir… Une autre fois, c’est en écoutant des ados qui me disaient qu’ils rêvaient d’images de jeu vidéo que je me suis dit que les jeux devaient façonner notre imaginaire comme le faisaient auparavant les contes… La découverte de la Pirate Kart a aussi été phénoménale pour moi car j’ai pu découvrir énormément de développeurs indépendants !
Creajol : Que faisais-tu avant d'entrer dans le milieu ?
J’étais étudiante en Sciences Politiques, j’étais taxi pour tagger et j’étais décoratrice dans les rave parties ! C’est là que j’ai découvert les VJays et les images de synthèse et que cela m’a donné envie de travailler dans les nouveaux médias. La culture hip hop a aussi été très importante pour moi car avec la techno, c’est comme cela que j’ai commencé à apprécier la culture du mix et du remix, l’hybridation de genres, des styles et des cultures.
Exposition 'Games Reflexions'
Creajol : Professionnellement, quel est ton plus grand souhait ?
Je veux créer un pont entre le monde de l’art et celui du jeu vidéo, pour cela, j’aimerais organiser des résidences de création d’au moins un mois ouvertes à des artistes et à des game designers afin que ces deux milieux puissent se rencontrer et prendre le temps d’apprendre à se connaître et à créer ensemble. Je suis sûre que cela pourrait être très enrichissant pour des artistes nouveaux médias et des game designers de collaborer, car les outils sont similaires mais les approches assez différentes et je suis persuadée que chacun aurait à y gagner.
Creajol : Que dirais-tu aux gens qui rêvent de travailler dans le milieu ?
De ne pas être des suiveurs, d’aller à la recherche de ce qui les fait vibrer, de ne pas aller dans les sentiers battus, d’être curieux et de ne pas se satisfaire du commun et de la facilité. D’aller à la rencontre des êtres humains et de ne jamais penser qu’on a la science infuse. On ne l’a jamais, on passe sa vie à apprendre. Apprendre est extrêmement important, il faut engloutir tout ce qui est à notre portée car tout peut nourrir une création et permet de faire la différence entre quelque chose d’original et quelque chose de moyen. Avoir la passion de ce que l’on fait et se donner les moyens pour y parvenir, rêver est encore plus important que le reste car quand on a des rêves il ne suffit plus ensuite que de se donner les moyens d’y parvenir.
Merci !
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